"Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, la révision constitutionnelle du 1er mars 2005 a inscrit dans le préambule de notre loi suprême la Charte de l’environnement, qui, à son article 5, définit le principe de précaution. Dix ans après cette révision, la constitutionnalisation du principe de précaution, déjà consacré dans notre droit par la loi Barnier de 1995, fait toujours l’objet d’un vif débat. La controverse continue entre partisans et détracteurs non pas de ce principe, mais de son inscription dans la Constitution.
Certes, face aux grands risques technologiques, sanitaires et environnementaux auxquels nous sommes confrontés, il convient d’anticiper, afin d’éviter les dommages que ces risques peuvent engendrer pour l’homme et la société. Cependant, l’inscription du principe de précaution dans la Constitution, sans un encadrement précis de son application, peut constituer un frein au développement de la recherche, de l’innovation et donc de l’activité économique.
Depuis dix ans, des voix s’élèvent contre l’usage excessif du principe de précaution, contre les dérives dont il peut faire l’objet, contre le climat préjudiciable à l’innovation et à la croissance qu’il peut provoquer. Récemment, la cour d’appel de Colmar a ainsi relaxé cinquante-quatre faucheurs volontaires qui avaient détruit une parcelle de vigne OGM expérimentale cultivée par l’Institut national de la recherche agronomique, l’INRA.
Cette décision étonnante, pour ne pas dire choquante, a suscité, à juste titre, une très forte inquiétude de la communauté scientifique. Il n’est pas de la compétence de la justice d’évaluer le travail scientifique du Haut Conseil qui avait légalement donné l’autorisation de pratiquer cette culture.
Si une telle jurisprudence venait à s’imposer, elle empêcherait toute expérimentation scientifique et toute innovation technologique.
En janvier 2008, dans le rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, Jacques Attali préconisait d’abroger l’article 5 de la Charte de l’environnement ou, à tout le moins, de préciser très strictement la portée du principe de précaution.
L’article 5, soulignait-il, « risque d’inhiber la recherche fondamentale et appliquée, dans la mesure où une innovation qui générerait potentiellement un dommage dont la réalisation serait “incertaine en l’état des connaissances scientifiques” pourrait ouvrir des recours en responsabilité, tant à l’égard des entreprises ou des instituts de recherche que des collectivités publiques en charge de la police administrative ».
En novembre 2012, dans un rapport au Gouvernement préconisant un « pacte pour la compétitivité de l’industrie française », Louis Gallois soulignait quant à lui que « la notion même de progrès technique [était] trop souvent remise en cause à travers une interprétation extensive – sinon abusive – du principe de précaution et une description unilatérale des risques du progrès, et non plus de ses potentialités ». Il ajoutait que « le principe de précaution [devait] servir à la prévention ou à la réduction des risques, non à paralyser la recherche ».
Nous savons en effet que la prise de risque est inhérente à la compétitivité ; elle est l’un des fondements de la recherche et développement, générateur d’innovations et de croissance.
En octobre 2013, la commission « Innovation 2030 », présidée par Anne Lauvergeon, proposait « de reconnaître, au plus haut niveau, l’existence d’un principe d’innovation équilibrant le principe de précaution, yin et yang du progrès des sociétés ». Les membres de cette commission considéraient qu’il fallait « réapprendre à oser, à accepter le risque » et encourager « l’expérimentation l’audace, la création » et l’innovation qui « permet à l’Homme d’évoluer sans cesse ». Ils concluaient ainsi : « L’innovation est indispensable pour que la France, dans dix ans, soit dans la course mondiale et conserve son niveau de vie et son modèle social. »
Il convient de redire aujourd’hui haut et fort que l’innovation, fruit de la recherche et de sa valorisation, est devenue, en ce début de XXIe siècle, le moteur de la croissance économique et de la création d’emplois. L’innovation est la clef des grands défis auxquels nous devons faire face, à commencer par celui de la compétitivité internationale. Oui, l’innovation est au cœur de la nouvelle économie de la connaissance et de la sortie de la crise de la mondialisation.
Enfin, le récent rapport d’Alain Feretti – c’est le dernier rapport que je citerai –, adopté à l’unanimité des membres du Conseil économique, social et environnemental, le CESE, préconise lui aussi une meilleure articulation entre principe d’innovation et principe de précaution, après avoir souligné que le principe de précaution est souvent dévoyé par la gestion émotionnelle des crises, l’emballement médiatique et les attentes irrationnelles de la société face aux inquiétudes et même aux peurs qui la caractérisent aujourd’hui : peur du nucléaire et des gaz de schiste, peur des biotechnologies et des nanotechnologies, peur des OGM et des ondes électromagnétiques.
Je partage les réflexions et les préconisations des auteurs des rapports que je viens de citer. Le principe de précaution ne peut être appréhendé, compris, appliqué qu’à travers un autre principe, celui d’innovation. Il ne s’agit pas d’opposer l’un à l’autre, puisqu’ils sont complémentaires, mais de reconnaître l’un et l’autre.
Il ne me paraît guère possible aujourd’hui d’ôter au principe de précaution sa portée constitutionnelle. Ce serait incompris ; ce serait un recul et non un progrès. En revanche, la reconnaissance d’un principe d’innovation adossé au principe de précaution et conçu comme un principe de vigilance et de transparence, d’expertise et d’action, serait un progrès.
Le principe de précaution est essentiel. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler les tragédies du sang contaminé, de l’amiante, de l’hormone de croissance ou encore de l’épidémie de la vache folle. Cependant, le principe de précaution ne doit pas être considéré comme un principe d’interdiction et d’immobilisme, comme une méfiance à l’égard de l’innovation et du progrès technologique. Il ne peut pas être un frein aux activités de recherche et développement, puisque la mise en application du principe de précaution nécessite précisément le développement des connaissances scientifiques. Ainsi interprétés, principe de précaution et principe d’innovation vont de pair ; ils sont indissociables.
Le redressement de notre économie, le développement de notre société, la foi républicaine dans la science et le progrès, qu’il nous faut d'ailleurs retrouver, passent par la double reconnaissance du principe de précaution et du principe d’innovation, sans que l’un prime sur l’autre. Nous n’avons pas à choisir entre précaution et recherche ou entre compétitivité et précaution. Dans la société de la connaissance et du risque qui est la nôtre aujourd’hui, le progrès repose sur un équilibre responsable entre le principe de précaution et le principe d’innovation.
Précaution, innovation et progrès sont des principes fondamentaux qui doivent être inscrits dans notre Constitution. La proposition de loi constitutionnelle que nous examinons concourt opportunément, utilement, sagement à l’approfondissement du débat public sur ces principes, un débat qui se prolongera d'ailleurs le 5 juin prochain lors de l’audition publique de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, l’OPECST, sur le principe d’innovation, qui vise en particulier à analyser ce que pourraient être demain – rêvons un instant – les fondements d’une Charte de l’innovation."
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